Sophie Balabanian 

Comédienne chanteuse

sophiebalabanian@free.fr

 

Faites vos jeux, rien ne va plus !

Stéphanie Fontez, décembre 2004

Quelque part dans Séfarade, Molina interroge : "comment s’aventurer à la vaine frivolité d’inventer alors qu’il y a tant de vies qui mériteraient d’être racontées, chacune d’elles comme un roman, un réseau de ramifications qui mènent à d’autres romans, à d’autres vies."
De ces vies, celles qui ressemblent à un roman d’aventure ou celles qui portent simplement le goût friable des souvenirs d’enfance, Jean-Pierre Tailhade fait un spectacle où la parole est reine, la mémoire souveraine et le vécu éternel.

Quatre visages pour dire quatre vies, mille souvenirs et autant d’espoirs, puis, pour raconter au-delà des généalogies, les racines de chacun, les vôtres, les nôtres, la part de la Grande Histoire contenue dans nos gènes, les poussières d’ancêtres, réels ou apprivoisés, qui se dispersent sur notre présent.
Et c’est bien au présent que nous parlent ces deux grands-mères, l’une italienne l’autre arménienne, revenues des décombres du temps par la bouche d’une jeune femme dont on ne saura jamais si elle d’origine arménienne, italienne ou bien juive. Qu’importe, elle est, nous sommes tous, arméniens, italiens ou bien juifs… Importés. Déportés. Parce que notre présent est fait d’espagnols communistes fuyant les franquistes, d’arméniens fuyant le génocide, de juifs fuyant les nazis. Ce sont autant de vies arrachées que nous rencontrons là, de destins qui se tissent une nouvelle fois sous nos yeux. Pour exister encore un peu, ou un peu mieux… Pour lutter contre l’amnésie, parce que l’exil et le rejet ne s’arrêtent jamais, parce que « tu ignores ce que tu pourrais être si tu te voyais expulsé de ta maison et de ton pays. »

Il n’est pas question ici de raconter simplement des souvenirs ou des destins, il s’agit d’être ces destins. Parce que nous ne savons pas si nous aurions été résistants ou collaborateurs, parce que nous sommes dans une même vie tout aussi bien résistants que collaborateurs, ce qu’exigent ces quatre corps qui en sont mille c’est que nous soyons,là,immédiatement,révolutionnaires, résistants, différents.

Que dans l’interstice de notre mortalité, où se faufilent quelques notes de pianos comme autant de remous, nous soyons « chacune des diverses personnes que nous avons été, et aussi celles que nous nous imaginions pouvoir être, et chacune de celles que nous n’avons jamais été, et celles que nous désirions ardemment être et que, maintenant, nous nous félicitons de n’être pas devenu. »

Mais, au-delà du souvenir, de la mémoire et de l’histoire, il y a dans ces destins qui s’entrecroisent le goût de l’improbable et du périlleux, quelque chose qui réveille l’aventurier engourdi de nos rêves. Il y a une reine de Saba qui a assisté à la prise de la Bastille, un voyageur claustrophobe qui a peur de l’avion mais veut revoir Les Açores, une vieille dame russe espagnole polyglotte communiste… Il y a cette « petite maison fleurie » embusquée dans une intime mélodie, et cette boîte à musique perdue dans les méandres de l’enfance, que l’on se surprend à chercher vainement.

Quête de la différence, affirmation de la tolérance, le spectacle de Jean-Pierre Tailhade scrute avant tout l’horizon des vivants. En déchiffrant les traces profondes et indélébiles de notre histoire, il fait de chacun d’entre nous un être multiple et cosmopolite capable de traverser le temps et les douleurs.
Et, lorsqu’il nous dit que « l’alcool a été fait pour supporter le vide de l’univers, le balancement des planètes, leur rotation imperturbable dans l’espace, leur silencieuse indifférence à l’endroit de notre douleur », on a simplement envie de rajouter : le théâtre aussi.

Faites vos jeux, rien ne va plus !

Gaétan Cambra, décembre 2004

http://www.telesavoirs.com/

Mémoire, mémoires

Monologues des mémoires intimes, des mémoires du siècle, des mémoires des barbaries

Des Açores à Der Es Zhor, de Berlin (in Deutsch) à Staline.

Pourquoi mettrait-on autrement en scène, avec décorum, histrionisme, agitations, effets de manche ou grandiloquences ce continuum de douleurs, de souvenirs (ma grand-mère, la petite maison fleurie, …) de bonheurs (la messe à 6 heures du mat aux Açores, le lever de soleil, le souffle océanique en descendant d’avion, le déjeuner du dimanche), d’horreurs (1915, le génocide arménien, les nazis, Staline, l’eau qu’on coupe parce-que c’est la procédure, la famille qu’anéantit le train, l’échafaud…).

Comme une musique répétitive (Steve Reich, La Monte Young, Bach), comme une scansion grégorienne, comme une rigidité parpaillote, comme un cahier de doléances sans doléances, il faut que nous entendions ce qu’on nous dit, il faut qu’on accepte ce parti pris efficace de cette procession des discours, des bouts de mémoires, des interactions entre mémoires intimes et mémoires politiques.

Il faut que nous comprenions, quand le piano convoque Chopin ou l’Internationale (si lente, si émouvante, si politique), qu’il nous dit le lien entre un romantisme révolu et les fulgurantes erreurs du siècle passé auxquelles, romantiquement mais pas seulement, nous avons pu croire (le communisme, l’aveuglement du militant).

Il y a dans Faites vos jeux, rien ne va plus ! une méthode, un principe, une écriture implacable qui, dès lors qu’on en a compris et accepté la règle, minimale, crée un désir de relire le siècle passé mais peut-être aussi l’histoire de l’humanité selon cette prosopée lancinante.

On veut qu’on nous raconte Vasco de Gama en Portugais, l’histoire de l’Arménie en arménien, la montée du nazisme dans la langue de Goethe ou de Brecht, la Shoah en yiddish, l’alcool, la prise de la Bastille dans la langue de Robespierre mais aussi de Sade, l’engagement communiste en blouson de cuir, en russe ou en Ménilmuche, on veut qu’on nous redonne du théâtre politique, on disait engagé au siècle passé.

Mémoires intimes / mémoires politiques : où est la différence ?  Tout est politique disions-nous en 68 : le boulot, le logement, l’argent, la lutte des classes (évidemment), la baise, le cul, l’avortement, la drogue, …

Et si Faites vos jeux, rien ne va plus ! ne nous disait pas autre chose, et si aujourd’hui se penser historiquement (Godard) était ce qui nous manque le plus, et que Tailhade et ses comédiens co-auteurs nous remettent en mémoire.

Au fond, qu’est-ce qu’une mise en scène, sinon une mise en perspective, une vue d’hélicoptère qui fait sens, qui décrypte et révèle les sens cachés ?  Il y a dans ce spectacle plus qu’un spectacle, un spectacle du siècle, un donner à voir des hybridations entre l’intime et l’histoire, entre le privé et le public, entre l’inconscient et le sociétal.

Il est encore aujourd'hui des comportements, dont l’aliment inconscient serait les génocides, les horreurs, les barbaries, nazies ou autres, Faites vos jeux, rien ne va plus !  aurait pu, dans son écriture, dans son propos, les évoquer, mais qu’eussent alors dit toutes les bourgeoisies, elles eussent poussé des cris d’orfraies, crié à l’iconoclaste, autodafé le texte, brûlé Tailhade en Place de Grève.

Faites vos jeux, rien ne va plus !, parce-qu’il fait sens, parce-qu’il a un propos, ne peut que déranger, gêner, déplaire, menacer d’en dire plus, de TOUT dire, dire le non-dit, alors c’est une boite de Pandore, Faites vos jeux, tout va bien (Godard, encore).

Et puis, cette immense délicatesse, cette retenue, source de tant d’émotion, ce piano qui nous arrache les larmes, ces acteurs qui ne s’adressent qu’à nous, public, qu’à nous l’humanité, devant ce décor qui en dit si peu mais qui dit tout, en plissant les yeux on devine Pologne, Varsovie, il nous semble que çà nous rappelle quelque chose, quelque chose en résonance avec ce qu’on nous raconte, si l’on a l’oreille fine…

Mais, toi, public, qui es-tu, au fond ?

Tu es…………
Tu es Evguénia Guinzbourg, Margarete Buber Neumann, Malcolm X, Martin Luther King, le militant communiste, le résistant, tant d’autres convoqués devant toi, tant d’autres que ta mémoire exhume.

La fin du spectacle (ce avec quoi, toi, public, tu vas, tu dois commencer ton travail de mémoire) nous réveille, nous parle sur un autre ton, çà ne rigole plus : dernier monologue face à nous, mais peu à peu couvert – au sens où il devient inaudible – par une fanfare des Açores, la comédienne, comme démente, nous crache à la gueule un impératif de mémoire qui nous laisse coi, nous travaille jusqu’aux tripes, nous adjure d’entendre, nous hurle que NON, l’histoire n’est pas finie, que Francis Fukuyama (La Fin de l'histoire et le dernier homme) a tort, absolument tort.

La France des Lumières, de la Révolution, des Droits de l’homme, de la Résistance, n’est pas tout à fait morte, Faites vos jeux, rien ne va plus ! nous interdit d'oublier ce message, d'effacer nos mémoires.  

Nous, nous le porterons haut et fort.

Merci, merci à Jean-Pierre Tailhade, Sophie Balabanian, Marie–Laure Denoyel, Hélène Didier, Carlos Medeiros.

Merci, merci à Antonio Munoz Molina (Sefarade)

 

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